D’autres raisons de ne pas être humaniste

Dans mon dernier article, reprenant des réflexions anciennes qui m’avaient conduit, il y a quelques années, à créer ce blog pour y défendre – avant que je me rende compte d’un potentiel risque de malentendu – une position de mescréant, je me présentais comme non croyant ; l’écrivant « mes créant », en reprenant par jeu un usage vieilli et démodé. Et cette position n’a pas varié depuis : je me prétends avec constance « non croyant et non athée » ; et quand on me répond « agnostique ? », je décline alors ce terme. Mais pourquoi y revenir si cette chose a déjà été clarifiée ? Peut-être pour prolonger mon précédent propos sur l’humanisme en abordant l’obstacle par un autre côté.

Si je devais revendiquer une filiation – cédant à nouveau à cette faiblesse de chercher crédit chez plus respectés que moi –, ou simplement me raccrocher à une pensée théologique forte, je pourrais évoquer ici ma proximité avec Simone Weil dont je parle souvent, l’associant souvent à Arendt et à Rand. Cette jeune femme semble avoir deux visages (mais c’est bien le même), celui de la jeune militante engagée, notamment pendant la guerre d’Espagne, dans une gauche anticommuniste, proudhonienne, et celui de la théologienne juive acquise au christianisme, mais qui eut une destinée un peu différente de celle d’Etty Hillesum – et qui connaît cette dernière comprendra ce rapprochement qui s’impose à l’instant à mon esprit. Mais restons sur le christianisme de Weil et sa théologie qu’elle construit en réponse philosophique au double mystère de l’incarnation de Dieu et de sa mort abjecte, cloué sur un pal dressé sur la colline du Golgotha. Une théologie sans doute aussi ancrée dans la réalité d’un monde travaillé par les totalitarismes du siècle (le sien – elle nait en 1909 et meurt en 43) et qui bascule dans l’horreur absolue de la Seconde Guerre mondiale. Elle la construit donc au cœur du christianisme, à la source douloureuse de la passion de Jésus et de sa crucifixion ; et elle la développe, pas toujours de manière limpide, dans « La pesanteur et la grâce », ce recueil de textes (principalement de théologie et de métaphysique) qu’elle laisse à Gustave Thibon, théologien catholique qui l’avait hébergée et employée comme « fille de ferme » de juin 1941 à 1942.

Elle était alors déjà militante d’extrême gauche et agrégée de philosophie (ancienne élève d’Alain), mais les lois raciales de l’époque l’excluaient de l’université. Ces textes sont très courts, lumineux, parfois incandescents. Mais ils n’ont pas été relus, corrigés et mis en forme par elle – ils s’apparentent donc formellement aux « Pensées » laissées sur son bureau par Blaise Pascal à sa mort. Mais ils sont assez clairs et cohérents pour y lire une pensée exaltée, inspirée, mystique. Et si je veux l’évoquer, c’est pour sa dimension apophatique.

Simone Weil y explique que si notre représentation du monde se réduit à la réalité sensible et pensable, alors on passe nécessairement à côté de Dieu, impensable. Car si Dieu ne peut être contenu dans cette représentation, c’est qu’il ne peut être contenu dans aucune représentation humaine. Il faudrait donc laisser un vide dans notre conception du monde – à la place de Dieu – et plus encore pour que se crée un « appel du vide », c’est-à-dire un appel à Dieu ; ce vide qui est la place vide de Dieu et donc qui est Dieu dont la présence est absence, justifiant notre besoin de Dieu qui seul peut le combler. Et si sa foi est en marge du déisme, à l’opposé du panthéisme, elle est donc apophatique, donc proche de la non-croyance. Car la différence est étroite entre croire en un Dieu inconnaissable, indicible, et se déclarer non croyant. Elle le dit d’ailleurs avec une formule proprement géniale « Il y a deux athéismes, dont l’un est une purification de la notion de Dieu ». C’est en ce sens qu’on peut la juger en équilibre instable au point de rencontre des deux approches (théologie apophatique et athéisme raffiné), mais très loin de l’agnosticisme. Car quelle différence y a-t-il à répondre à toute proposition théologique, « il n’est pas cela » (réponse apophatique), ou je ne crois pas « qu’il soit cela », ou, plus simplement, « je ne crois pas » (réponse mécréante). Du systématisme du « il n’est rien de cela » à « je ne crois en rien », il y a si peu de place. Et si j’ai tant d’affection pour elle, indépendamment de ma grande proximité politique avec la militante, et malgré son antisémitisme, c’est que je me demande si, moi et elle en équilibre au même point, elle n’est pas tombée d’un côté et moi de l’autre ; elle du côté de la mort – « De même, il faut beaucoup aimer la vie pour aimer encore davantage la mort » –  moi résolument du côté de la vie. Elle rajoute dans ces mêmes textes, mais je lui laisse la responsabilité de cet aphorisme : « Entre deux hommes qui n’ont pas l’expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut-être le plus près ».

Et puis, on s’en souvient sans doute, dans ma dernière chronique, je me disais non croyant, mais aussi non humaniste ; et tentais de m’en expliquer. Et Simone Weil a cette formule dont elle ne s’explique pas clairement : « Les erreurs de notre époque sont du christianisme sans surnaturel. Le laïcisme en est la cause – et d’abord l’humanisme ». Je la comprends ainsi, au plus proche de ma sensibilité personnelle : notre époque est trop rationnelle, trop géométrique, et si la laïcité n’est pas condamnable, une forme de laïcisme l’est. Je l’ai souvent écrit en ces termes : « l’humanisme n’est qu’un christianisme laïc ». Pour y réfléchir, ici à haute voix, sous le regard amical et lointain de Simone Weil, je vois bien que je vais devoir dire dorénavant et de manière plus précise : « l’humanisme est un christianisme laïcisé ».

Ecoféminisme Versus Humanisme

Bien que je n’aime pas les concepts à géométrie variable, à contenu incertain – et j’y reviendrai –, je pourrais revendiquer et défendre l’écoféminisme, contre l’humanisme que je condamne, et qui est en effet, à la fois un spécisme et un machisme. Car la seule façon de justifier cette connexion entre écologie et féminisme, c’est bien en le formulant ainsi : écoféminisme versus humanisme ; et en revenant à la source religieuse de ce dernier.

Je le répète, l’humanisme, c’est l’autre nom du christianisme ou, pour le dire autrement, un christianisme laïque qui a vulgarisé (la Vulgate) le double message vétérotestamentaire, celui de la Genèse. Et il faut bien toujours revenir à la genèse des concepts : Dieu a créé son avatar pour qu’il domine la nature et la femme, établissant cette dernière entre l’homme mâle et la bête ; ou, pour le dire en terme juridique, entre l’homme et le bien meuble – en France, depuis le code Napoléon, l’animal est un « meuble » et faut-il rappeler que la femme fut longtemps considérée comme irresponsable.

Et l’Occident a été ainsi matricé par le judéo-christianisme ; et si le créateur a voulu que l’homme domine et exploite la nature et la femme pour que l’une et l’autre portent les fruits nécessaires à la croissance de son espèce – je n’insisterai pas sur cette façon d’assimiler la terre à la mère –, s’il a permis à l’homme de croquer la vie à pleines dents, le diable en introduisant le ver dans le fruit, a transformé l’homme, exploiteur et jouisseur, en prédateur.

S’agissant de son rapport à la nature et aux femmes, l’homme occidental a donc effectivement un certain problème que je qualifierai d’idéologique, de « religieux ». Mais l’Islam qui est une branche du judéo-christianisme (même tronc commun) a la même difficulté ; quant à l’hindouisme, au bouddhisme, ce sont aussi des religions très patriarcales. On ne peut néanmoins exonérer le christianisme (surtout catholique) de toute responsabilité quant au sort fait aux femmes ou à la nature – il y a quelques années, j’avais d’ailleurs chroniqué ici l’encyclique papale « Laudato-si » qui, sur le plan de l’environnement, m’avait proprement sidéré. Et malgré mon immense admiration pour Bérénice Levet, femme lumineuse, je ne peux souscrire à sa démonstration (dans « L’écologie ou l’ivresse de la table rase ») visant à dédouaner le christianisme de toute responsabilité dans les désordres écologiques et le mépris pour les espèces animales. Elle nous explique que les évangiles démontrent assez la proximité de Jésus avec la nature. Sauf que le Jésus dont on nous parle est un personnage préchrétien, qui vit dans un monde antique si l’on préfère, et qui est plus proche intellectuellement d’Epictète ou de Platon que d’Érasme. Et faut-il rappeler que Jésus n’a pu être chrétien, cette religion ayant été inventée par un autre que lui, et s’étant vraiment développée plus de deux siècles après sa mort – À Nicée, en 325 de notre ère, cette religion n’avait d’ailleurs même pas fini de clarifier sa doctrine. Et Jésus s’il avait vécu assez longtemps ne serait pas plus devenu chrétien que Marx n’est devenu marxiste.

Quant à la maltraitance animale, j’en reste à cette remarque de Nietzsche : « D’où vient que le christianisme a répandu en Europe la cruauté envers les animaux, malgré sa religion de la pitié ? Parce qu’il est également, et plus encore, une religion de la cruauté envers les hommes ».

Prolongeons mon dialogue avec Bérénice Levet et sur l’écologie, d’abord, et sur le féminisme ensuite – quitte à passer par Jonas.

Non spéciste, sans être antispéciste, féministe sans être sexiste, non raciste – je le pense – sans être racialiste, non croyant sans être athée, je suis écologiste et combats ce que je nomme avec d’autres, « écologisme » et en qui ses laudateurs français communiquent au sein d’EELV.

Un peu à la façon d’un Élysée Reclus qui reste, sur ce plan, ma référence ultime, je suis écologiste, car non-spécisme. Mais je ne suis pas un antispéciste, j’insiste. Et rappelons que si le spéciste croit à la supériorité morale de l’humain – seul être créé à l’image et à la ressemblance de son créateur –, l’antispéciste défend l’Idée que la nature aurait des droits. C’est une position que je dénonce. Le non spéciste que je suis défend l’opinion que l’homme fait partie de la nature, mais que les espèces humaines et non humaines ne s’inscrivent pas dans une hiérarchie morale. Pourtant, pour d’autres raisons, je pense que l’homme a des devoirs envers la nature. Et pour le comprendre, peut-être faut-il entendre ce que Hans Jonas nous dit du « Principe Responsabilité ». En synthèse, c’est parce que l’homme agit en conscience qu’il est pleinement responsable de ses actes, des artefacts qu’il invente, du monde qu’il créé. Et aujourd’hui « La frontière entre « État » (polis) et « nature » a été abolie : la citée des hommes, jadis une enclave à l’intérieur du monde non humain, se répand sur la totalité de la nature terrestre et usurpe sa place. La différence de l’artificiel et du naturel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel ; et en même temps l’artefact total, les œuvres de l’homme devenues monde, en agissant sur lui-même et par lui-même, engendrent une nouvelle espèce de « nature », c’est-à-dire une nécessité dynamique propre, à laquelle la liberté humaine se trouve confrontée en un sens entièrement nouveau ».

En tant qu’écologiste non encarté, je dénonce donc un écologisme, forme politique de l’écologie, comme Bérénice Levet le fait avec beaucoup de talent : mondialiste, bureaucratique, totalitaire, fanatique, converti au wokisme ; et sa prétention à reconstruire l’homme.

Quant au féminisme, et je veux, là encore, montrer mon attachement à Bérénice Levet, notamment aux idées qu’elle développe dans un autre de ses ouvrages : « La théorie du genre ou le monde rêvé des anges ». Pas plus que je ne crois à la supériorité morale, ou ontologique si l’on préfère, de l’humain sur l’animal, je n’admets l’idée d’une hiérarchie entre l’homme et la femme, ou ne souscris à cette idée que l’homme puisse asservir la femme, la subjuguer. Et si je défends l’égalité de leurs droits, c’est sans vouloir effacer leurs différences. Au contraire, je crois à leur complémentarité, donc à l’irréductibilité de leurs différences naturelles. Et ce que j’aime chez une femme, c’est bien cette altérité, qu’elle ne soit pas un homme ; et puisse, pour cette simple raison, me fasciner et m’échapper. Et c’est pourquoi je dénonce toute discrimination entre les sexes qui ne serait pas moralement ou politiquement neutre, qui serait donc négative ou positive.

Et je pourrai conclure aujourd’hui ce propos ainsi. Je rêve d’un monde qui ne serait pas dominé par les hommes ; j’en détesterais un autre dominé par les femmes, ou, pire encore, où il n’y aurait plus de différences entre les hommes et les femmes. Et c’est cet équilibre qu’il convient de trouver : accepter le donné naturel et ses corollaires, qu’il y ait donc des femmes et des hommes, des individus de différentes races, ethnie ou religion, des nations culturellement marquées par une histoire, une géographie, des traditions, des mœurs. Respecter tout cela, le vivre sans ostentation ni arrogance, dans une forme de laïcité, et construire à partir de ce donné, des conditions de vie acceptables et, si possible, harmonieuses. Et tout cela sans honte. Personnellement, je suis un occidental, mâle, blanc de peau, français de souche – oui, quand on peut prouver que ses parents vivaient sur ce sol, en Charentes, il y a plus de cinq siècles, peut-être plus de mille ans, cela fait sens – non croyant, mais de culture chrétienne. C’est mon identité, une identité que je n’ai de cesse d’essayer de dépasser ; c’est ma filiation que j’assume comme un legs. Mais si je défends une forme très élargie de laïcité, c’est que je crois que nous devons aujourd’hui plus encore qu’hier, mettre en avant ce qui nous rapproche, respecter les donnés naturels, et rendre le moins visible possible ce qui nous sépare culturellement. Sachant que ce qui protège les minorités, c’est d’abord le respect qui leur est dû, ensuite l’égalité de droit et le refus de la ségrégation, mais plus encore les libertés individuelles qui doivent être garanties à chacun. En regard, elles doivent respecter dans l’espace public, les mœurs, les coutumes de la société, de la nation dans laquelle elles vivent et qu’elles contribueront naturellement à faire évoluer. Une nation, c’est une histoire, un patrimoine, une culture. On peut se sentir différent, comme un enfant dans une famille ; on doit néanmoins accepter ce que l’histoire a fait, ce que l’histoire nous a fait, s’efforcer de l’aimer (amor fati), travailler à l’améliorer.

Vulnerant omnes ultima necat

Il y a dans ces aphorismes anciens toute une sagesse populaire ; et j’aime particulièrement leur dimension parfois philosophique toujours moraliste. Et si elles sont en latin, elles ne sont pas toujours difficiles à comprendre. Celle-ci est associée au temps qui passe, aux heures de notre vie, et elle était parfois inscrite au fronton de certaines horloges de rue : « Toutes blessent, la dernière tue ».

 

Et si je voulais reposer ici la question de la mort, en fait des conditions de notre mort, c’est que j’ai un peu de mal, en ces périodes d’élection, à rester longtemps insensible aux questions politiques. Je me suis toujours défini comme un défenseur de la démocratie, frustré par le caractère si peu démocratique de notre système institutionnel. Mais derrière cette question dont l’importance me parait aujourd’hui relative – après tout, être gouverné depuis Paris ou depuis Bruxelles, par un Énarque ou un fonctionnaire de la Commission européenne, qu’est ce que ça change ?  – se trouve la vraie question, celle de la liberté. En fait, je serais prêt à renoncer à la démocratie, prêt à ce que l’on me retire mon droit de vote, prête à ne plus jamais manifester dans les rues ou sur la toile, si le système pouvait me garantir les deux libertés les plus fondamentales : celle de vivre et celle de mourir. Mais nous n’en sommes pas là. On nous offre de survivre, dans des prisons panoptiques, de manière plus ou moins confortable et sûre. Et on nous interdit de mourir de panière décente, parmi les autres, assisté d’un praticien pour nous pousser gentiment de l’autre côté.

Une vie ratée

En 1817, depuis ses terres de Valençay, Talleyrand écrivait au duc de Montmorency : « Ce n’est pas de repos que je sens le besoin, mais c’est de liberté. Faire ce que l’on veut, penser à ce qu’il plaît, suivre sa pente au lieu de chercher son chemin : voilà le vrai repos dont j’ai besoin, et celui-là, je le trouve ici. »

 

Avoir raté sa vie, c’est avoir raté les cibles que l’on s’était choisies. Mais qu’est-ce que ça veut dire en réalité ? Est-ce une défaillance dans le choix de ces cibles, ou est-ce une incapacité à atteindre un objectif que d’autres ont atteint sans grandes difficultés apparentes ? Au crépuscule de ma vie, ou du moins entre chien et loup, au moment où l’on peut commencer à faire un bilan, cette question me travaille. Faut-il croire au destin, à son chemin ? Non pas croire, en l’occurrence, que le mien aurait été d’échouer – même si à l’évidence il n’était pas de réussir là où j’ai choisi de porter mes efforts ; mais croire qu’un chemin avait été tracé pour moi et que je l’ai ignoré ou n’ai pas su le voir. Mais choisit-on vraiment ? Et quand on choisit, sait-on ce qui en nous choisit ? Je ne referai pas la critique du Cogito que Nietzsche a déjà faite au chapitre 17 de « Par-delà bien et mal ». Alors, croire au destin ?

C’est une autre façon de poser l’insoluble question du libre arbitre : sentir, penser, choisir, vouloir… Peut-être avons-nous cette liberté d’ignorer notre chemin, de prendre, en suivant notre pente naturelle, une route qui ne nous convient pas, qui ne serait pas la nôtre. Il y aurait donc des hommes déterminés à subir le joug d’un désir et d’une volonté qui les mènent par des chemins difficiles dans des impasses, les tenant à l’écart d’une route qui était la leur et qu’à chaque carrefour, ils ont ignorée, voire méprisée.

Nous serions donc libres de refuser notre lot, et obligé alors de le payer – de quelle liberté s’agit-il donc alors ? ; libre de blesser l’orgueil de Dieu et d’en payer le prix. Pauvre créature à l’image et à la ressemblance…

25 Janvier 2022 – De Cioran à Houellebecq

Une certaine critique l’attendait comme au coin du bois, arme au pied. Avec « anéantir », il en est à nouveau sorti et s’est pris quelques méchants coups de fusil. Ce fut vite expédié et bien fait. Mais comment cela aurait-il pu en être autrement ? Les intellectuels médiateurs, qu’ils communient dans un audiovisuel public acquis à un gauchisme bienpensant de plus en plus poreux aux thèses woke, ou qu’ils officient sur les chaines de propagande des oligarques dont Emanuel Macron est le champion, ne l’aiment pas – ils ont leurs bonnes raisons ; et la première est que Houellebecq, depuis au moins dix ans (« Soumission »), est devenu un auteur très populaire et de plus en plus en phase avec une société liquéfiée par le Système, mais qui se cabre encore, et dont une forte minorité rejette les pseudo valeurs bourgeoises et fait la courte échelle à Zemmour – trop courte au dire des sondeurs. L’establishment ne lui pardonne pas son audience « populaire », le sous-entend populiste et n’aime pas sa façon de sortir des clous, en fait de refuser de s’y tenir ; et les intellos, pour l’essentiel fonctionnarisés et solidaires d’une prétendue élite ghettoïsée dans les plus beaux quartiers parisiens, méprisent le populaire et craignent ceux qui échappent aux catégorisations rapides ou cassent les codes, ceux sur qui ils ont peu de prises, et tout ce qui, d’une certaine manière, leur échappe.

Passe encore qu’il soit connu et largement traduit et lu depuis plus de vingt ans (« Les Particules élémentaires »), passe encore qu’il prenne position à tout bout de champ (médiatique) et sur l’écologie et sur le féminisme et sur tout ce qui nous touche, mais le primé Goncourt 2010, dont l’œuvre s’approfondit et se radicalise, semble aujourd’hui échapper à toute mesure, dépassant le cadre étroit de la littérature pour devenir un « phénomène ». En effet, semblant se disperser – littérature, cinéma, musique –, il est surtout porteur d’un message politique inclassable (et surtout pas à gauche), non partisan, et, au premier sens du terme, réactionnaire, donc révolutionnaire si l’on veut bien considérer que ces deux mots peuvent s’appliquer au refus des choses-comme-elles-sont, au rejet d’un système bureaucratique ingérable et failli. Et justement, ce dernier roman qui se passe en 2027, pendant une élection présidentielle, est déjà un violent pamphlet politique contre Macron, ce « président réélu en 2022 qui avait délaissé les fantasmes de start-up nation qui avaient fait sa première élection, mais n’avaient objectivement conduit qu’à produire quelques emplois précaires et sous-payés, à la limite de l’esclavagisme, au sein de multinationales incontrôlables ». Houellebecq croit donc pouvoir tout se permettre, entrer à sa manière en politique en prêtant au Macron de 2027, l’idée de préparer pour 2032 sa prise de pouvoir et la fin de la démocratie. Il y a du Coluche dans la démarche et certains ne pourront lui pardonner cette façon de dénoncer le système médiatico-politique et de prendre prétexte du roman pour troubler les jeux politiques.

Houellebecq est donc clivant – et pas seulement politiquement. Il ne peut susciter que de l’amour ou de la haine – deux sentiments au-delà de la raison, donc de la critique –, sans que ces sentiments aient d’ailleurs quelque chose à voir avec les qualités littéraires de son œuvre, et de ce point de vue, c’est peut-être plutôt à Céline qu’il conviendrait de le comparer. Et s’il agace, c’est aussi qu’il est trop people, mais aussi trop marketé. Car tout nouveau roman de sa main se vend, dès avant sa parution, comme le nouveau modèle, la nouvelle version attendue d’un produit grand public – disons comme un nouvel opus de J.K. Rowling par exemple. Alors, à quoi bon en faire la critique, si ce n’est pour l’égratigner et se désolidariser ainsi de ce phénomène ? Et ce n’est pas si difficile.

 

Car l’écriture de l’auteur est attaquable – ce qui n’est pas nouveau – et ce dernier ouvrage n’est pas sans défauts formels. On connaît le style de Houellebecq, un style qui n’est pas sans multiples références et peut sembler sans réelle originalité. Il est assez difficile à décrire, si ce n’est, de mon point de vue, en utilisant le terme « d’affranchi ». Car visiblement, pour reprendre cette formule d’Orwell, il ne se laisse pas « prendre au piège des morceaux de bravoure littéraire, des phrases creuses, des adjectifs décoratifs, de l’esbroufe pour tout dire ». Et s’il joue de son art, c’est sans jamais le pousser bien loin, chercher sérieusement l’effet, ou s’en faire une marque. Et on pourrait dire qu’il a trouvé son style, au-delà du style, par une forme de détachement accompli, comme d’autres cherchent et trouvent leur morale, « au-delà du bien et du mal » – j’y reviendrai. Mais cette écriture est efficace, assez minimaliste, sans beaucoup d’artifices ; mais avec toujours le sens du rythme, un rythme qu’il impose à son lecteur qu’il sait tenir. Et il parle une langue à la fois riche et simple, et a ce talent d’être un auteur de son temps tout en étant déjà classique. Car Houellebecq, n’en déplaise à ses détracteurs, n’est pas un moderne, encore moins un décadent, c’est un classique ; et s’il parle souvent de sexe et semble s’y complaire un peu, c’est qu’il s’inscrit dans une filiation naturaliste – un naturalisme urbain : je pense précisément à Zola (qu’on relise « Nana » ou « La terre »). Mais c’est aussi qu’il n’y a rien chez lui de bourgeois, de politiquement correct, et qu’il est travaillé par des questionnements existentiels dont la sexualité constitue, si ce n’est le centre, l’axiologie. Et je vais y revenir, mais pas avant d’en avoir terminé avec le style.

Son roman qui fait l’actualité n’est donc pas, j’en conviens, sans défaut ; mais on ne mesure pas la qualité d’une œuvre d’art à son absence de défaut ou de réalisme. Qui s’intéresse aux arts plastiques ou à la peinture le sait bien : torsion des formes, étirement des perspectives, figuration impressionniste des scènes. Alors qu’importe que l’auteur embarque son lecteur dans une histoire politico policière peu vraisemblable et qu’il ne mènera pas à son terme – comme si la maladie, l’imminence de la mort du héros mettaient un terme prématuré à l’enquête, voire au livre, abandonnant le lecteur dans une forme de tension érotique dont l’auteur se désintéresse alors. Pourtant, pour bien connaître Conan Doyle qu’il cite, Houellebecq sait tramer un récit, créer un suspens, conclure une intrigue. Mais ce qui semble l’intéresser ici est bien de poser la question du mal, non pas du mal comme valeur (ou contrevaleur), ou du mal absolu, comme Harendt a pu le définir – il ne l’évoque pas, ce n’est pas son propos –, mais sous la forme de l’existence du Démon, d’un archange déchu à l’image de Samaël dans la tradition juive. Et le roman, globalement, l’intrigue policière qui est l’une de ses trames, ne sont ici que les cadres formels d’un nouvel essai, d’une réflexion authentiquement philosophique qui semble suspendue entre deux pôles, Pascal et Nietzche (auquel je reviens donc) : deux pôles, deux réponses « religieuses », celle du théologien catholique qui gardait cousu dans son habit le témoignage de son expérience mystique de novembre 1654 et celle de l’antéchrist qui déclare (dans son livre éponyme) abolir l’ère chrétienne « le 30 septembre 1888 du faux calendrier ». Le premier est largement cité dans « anéantir », le second, très peu – mais il semble bien planer partout sur ce texte. On sait l’importance que la philosophie de Schopenhauer a eue pour Nietzsche qui lui a d’ailleurs peu rendu hommage. On sait aussi que Houellebecq est un excellent connaisseur du premier – il s’en est déjà expliqué et lui a consacré un essai en 2017 –, et je vois bien qu’ici, sa démarche est proche de celui qui se prétendait « le premier psychologue » et dénonça de manière radicale la « moraline » chrétienne, et sur le plan politique la démocratie parlementaire. Je parle bien de Nietzsche. Insistons sur un autre point, si ce dernier était philologue de formation, s’il a développé une pensée politique plutôt négative, il savait aussi parler de psychologie et de sociologie ; et s’il avait été tant marqué par Schopenhauer, ce n’était pas par son œuvre de moraliste (les « parega et polipomena »), mais par sa métaphysique (« Le monde comme représentation et comme volonté »). Et si « anéantir » peut être considérée comme une réflexion philosophique consubstantielle de l’œuvre de Houellebecq et qui trouve ici un nouveau développement, il faut bien parler de métaphysique, d’où l’importance qu’il attache au désir et à la sexualité. Alors, qu’importe que les intrigues montrent parfois un peu de faiblesse, que leur crédibilité soit discutable, et surtout qu’un suspens laborieusement construit nous laisse sans dénouement – je parle de l’intrigue policière. Juger ce livre comme un simple roman, ou s’en tenir au style, serait passer à côté de l’essentiel. Mais c’est aussi tout le « problème » de la littérature, si cette incise m’est permise dans un texte déjà trop long. Tout écrit ne constitue pas une œuvre littéraire. Encore faut-il qu’il réponde d’une double ambition, quant au fond et à la forme. Et déclarer que c’est le style qui fait la littérature est à la fois juste et réducteur. Il y a des textes littéraires sans fond – je pense à la façon dont le Nouveau roman a pu se fourvoyer dans les années cinquante ; il y a des essais dont la forme est moins travaillée dans un souci esthétique que d’efficacité. Il y a aussi des œuvres philosophiques qui sont littéraires, et, à l’évidence, d’autres qui ne le sont pas.

Houellebecq est un immense écrivant, car, non seulement il bouscule les limites de la littérature, mais il est universel – il l’a toujours été. Que veux-je dire ? Si un jour des thésards des prochains siècles souhaitent comprendre notre époque, comme aujourd’hui certains cherchent désespérément à comprendre l’antiquité gréco-romaine, ils trouveront plus de matière dans son œuvre que dans celle de certains sociologues et préfèreront sans doute la lecture de Michel Houellebecq à celle de Marcel Gauchet. Qu’il note ici avec amertume l’évolution de nos sociétés « la tournure générale que les choses avaient prise, avec cette ambiance pseudo-ludique, mais en réalité d’une normativité quasi fasciste, qui avait peu à peu infecté les moindres recoins de la vie quotidienne », ou qu’il pointe les conditions ignobles que nos sociétés font à leur vieux (et le scandale des EHPAD), ou dans « Sérotonine » la question paysanne – en 2016, on dénombrait en France plus d’un suicide de paysans par jour (je ne trouve pas de chiffre plus récent) –, ou encore dans « Soumission » celle de l’islamisation de la société française, il est toujours universel (si l’on peut réduire l’universel à l’occidental).

Mais, avant de conclure, je veux revenir sur la dimension de philosophie morale de l’œuvre d’un écrivant qui, il y a quelques années, avait rédigé « un projet de nouvelle Constitution », projet libertaire que je n’ai pas « étudié ». Houellebecq oppose dans « anéantir » de Maistre (une référence zemmourienne) à Rousseau que Nietzsche détestait et traitait de « tarentule morale ». Oui, ce « divin rousseau » cher à Robespierre qui le nommait ainsi – Nietzche parle dans « Aurore » de « la pensée du fanatisme moral qu’un autre disciple de Rousseau se sentait et se proclamait destiné à réaliser, je veux dire Robespierre qui ambitionnait « de fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu »» – cher aussi à Mélanchon qui assume son culte à Robespierre et au « divin Rousseau ». On m’excusera peut-être d’emboiter ainsi les références. Houellebecq qui commet ici le crime de lèse-majesté, en interprétant de Maistre, de considérer la Révolution française comme un moment maléfique, de douter de sa nature, de sembler contester ce qu’elle a produit, la dimension démocratique du système bourgeois, et qui en rajoute en prédisant l’avènement prochain d’une nouvelle séquence mortifère, post démocratique, que l’un de ses personnages – Macron en l’occurrence – serait en train de préparer, quitte à miser sur l’élection d’un jeune candidat brillant du Rassemblement National – suivez mon regard –, sur l’échec de son mandat, pour qu’il puisse être alors possible de proposer une réforme constitutionnelle et de solder la Cinquième république et tous les espoirs populaires d’une hypothétique régénération de la démocratie.

Et si j’ai voulu insister ici sur la polymorphie des livres de Houellebecq : d’abord romanesque, toujours sociologique, nécessairement politique, réellement philosophique, c’est que je comprends qui si la question qualitative est posée au critique « littéraire », s’agissant d’essais philosophiques dont le projet est non seulement d’analyser, mais plus encore de défendre des thèses à contrecourant, ainsi que des positions « politiques » qui en découlent, le critique, nécessairement interpellé par les questions morales sous-jacentes, ne peut pas être plus objectif que je le suis dans cette chronique. Un dernier mot sur cette morale qui est tout le contraire d’une « moraline », pour dire que c’est une morale qui se construit « au-delà du bien et du mal », mais « entre le désir et la mort ».

 

Comment conclure cette critique d’« anéantir » –  le titre est en minuscule, comme si l’idée même d’anéantissement était anecdotique, s’agissant d’une chose aussi dérisoire que la vie d’un homme ou d’une civilisation ¬– si ce n’est en avouant que je reste un inconditionnel de Houellebecq ; et son dernier livre ne me fera pas changer d’avis, ni sur l’œuvre, essentielle en ces temps de décadence de l’Occident et de nihilisme bienpensant, ni sur l’homme dont j’apprécie la liberté d’esprit, l’extrême sensibilité aux détresses humaines, et cette lucidité coupante comme la lame d’une guillotine. J’ai cité, pour ouvrir cette chronique – sur laquelle plane l’esprit de Nietzsche (j’insiste et assume ce point quitte à être le seul à le faire) –, l’auteur de « De l’inconvénient d’être né », j’aurais pu partiellement citer Nicolas Gomes Davilla, et mettre en exergue l’un de ses aphorismes qui me semble faire précisément écho à la pensée de Houellebecq : « Les trois ennemis de l’homme sont : le démon, l’État et la technique ».